Espagne
Extrême-droite et radicalisation: l'Espagne, un îlot épargné ?
Par Emma Cervantes | Espagne

Dans le cadre du partenariat avec l’Association du Master Affaires Européennes de Sciences Po Paris

Alors que de nombreux pays européens sont touchés par la « vague populiste »[1] et la radicalisation religieuse, l’Espagne est souvent perçue comme un îlot épargné au milieu d’une marée toujours montante. L’extrême droite peine à y atteindre le seuil des 1 %, ce qui contraste avec l’envolée du Front National en France (25 % des votes aux européennes de 2014) ou encore avec la progression constante de Alternative für Deutschland en Allemagne. Le succès de Plataforma per Catalunya (PxC) lors des élections au Parlement catalan en 2010 a pu faire croire que le populisme commençait à rencontrer les conditions favorables à son apparition, du moins sur le plan local et régional. Le moment de gloire est toutefois vite retombé, le panorama politique espagnol confirmant sa spécificité alors même que le pays connaît ces mêmes thématiques migratoires et politiques qui ont propulsé la montée du populisme ailleurs en Europe.

L’extrême droite aux lendemains du franquisme

La spécificité espagnole ne peut être pleinement appréhendée sans prendre toute la mesure du rôle et de la place des groupements d’extrême droite issus du franquisme pendant la « transition démocratique »[2]. Cette période met les forces franquistes face à une nouvelle donne politique et sociale. Si toutes entendent rester fidèles au régime franquiste, leur degré d’acceptation de ces évo-lutions est variable. Parmi elles, le groupe Fuerza Nueva et la coalition Alianza Nacional sont habi-tuellement considérés comme les principaux représentants de l’extrême droite post-franquiste. Ce « secteur de la nostalgie »[3], animé par la volonté de restaurer le régime franquiste et très critique envers le courant réformiste, se révèle inopérant sur la scène politique partisane et aura tôt fait de disparaître.

Il importe de comprendre que l’extrême droite espagnole issue du franquisme déborde ces seuls groupements politiques[4]. Toute une partie de l’extrême droite, consciente de la nécessaire adaptation au nouvel échiquier politique et sociétal, s’organisa en partis et ce au nom même de la survie du régime et de l’idéologie franquistes. Les tendances les plus enclines au changement trouvèrent dans l’UCD, parti centriste mené par Adolfo Suárez en collaboration avec les forces les plus modérées de l’opposition démocrate, une option gagnante auprès de l’électorat espagnol. Les plus traditionalistes se regroupèrent dans Alianza Popular (AP), qui revendiquait avec force le régime franquiste et fut longtemps perçu par la population comme un parti autoritaire et néofranquiste à la légitimité démocratique douteuse[5].

Les forces franquistes entendaient ainsi garder le contrôle de la transition et garantir un changement non pas dans la rupture mais dans la continuité. Possédant le monopole du discours officiel, ils purent se présenter comme propulseurs du changement, permettant ainsi la permanence d’une extrême droite organisée en parti politique et possédant une certaine capacité de représentation des masses. Ce processus contribua à légitimer tout un bloc social provenant du franquisme, la présence d’une extrême droite intégriste hors gouvernement, telle que représentée par Fuerza Nueva, aidant aussi à faire oublier cette origine. Il faut donc garder à l’esprit que le changement fut mené par une administration dont l’assise sociale et nombre de dirigeants étaient directement issus de l’extrême droite et étrangers au processus démocratique[6].

Un discours qui ne parvient pas à s’imposer

Un certain processus de modération idéologique permit à ces formations de se présenter comme une alternative politique viable, tout en continuant à relayer au niveau institutionnel une partie des revendications et de l’imaginaire de l’extrême droite. La pression des urnes et de la situation inter-nationale (l’Espagne cherchait alors à s’ouvrir au commerce mondial) contribua à la transformation de AP notamment, qui entama un processus de modération de ses positions — l’UCD avait compris d’emblée qu’une position centriste renforcerait sa popularité auprès des électeurs — et commença alors à être perçu comme un parti de « droite extrême » plutôt que d’« extrême droite »[7]. Ces partis se voulaient rassembleurs et affichaient leur volonté d’englober toutes les nuances du panel politique conservateur, de la droite la plus radicale à la plus modérée[8]. L’on peut retrouver cette caractéristique dans l’héritier de AP, le Partido Popular (PP) moderne. Cette démarche contribua aussi à la mise en place d’une conception bipartisane de l’espace politique — contestée pour la première fois aujourd’hui par Ciudadanos sur la droite — et priva une éventuelle extrême droite autonome d’un espace politique et électoral et d’un discours propres.

« En témoigne la devise de PxC, ‘Primer els de casa’ ou encore celle d’España 200, ‘Los Españoles primero' »

L’extrême droite a aussi échoué à construire une ligne programmatique complète et centre ses revendications sur le rejet de l’étranger. En témoigne la devise de PxC, « Primer els de casa », ou encore celle d’España 2000, « Los Españoles primero ». Or ces thématiques n’ont jamais constitué la pierre angulaire du débat politique dans un pays où le taux d’immigration atteignait à peine 2 % au début des années 2000[9]. L’extrême droite espagnole semble avoir toujours été en déphasage avec la société : ainsi, au lendemain de la transition, Fuerza Nueva et Alianza Popular ne surent saisir l’aspiration à la modération idéologique de l’électorat espagnol, auquel ils proposèrent un inventaire politique prenant directement sa source dans l’imaginaire de la guerre civile et les principaux éléments de la tradition théologico-politique. Cela contraste avec les mouvements d’extrême droite en Europe qui ont su attirer les électeurs en faisant appel au sentiment de crise de l’identité sociale[10].

L’absence d’un parti d’extrême droite contestataire semble ainsi avoir pour cause une certaine difficulté à développer une stratégie électorale porteuse[11]. Dès le départ, la formation de Blas Piñar, Fuerza Nueva, n’a à l’évidence pas su articuler la réflexion pour définir une stratégie politique opé-rante dans le cadre nouveau de la politique partisane[12]. Les groupements d’extrême droite surgis au tournant du siècle comme España 2000 semblent ainsi avoir hérité des failles stratégiques et organi-sationnelles des partis d’extrême droite au lendemain du franquisme. Bien qu’affichant un discours nouveau, délaissant l’idéologie théologico-politique et la « nostalgie du passé »[13], ils peinent à attirer l’électorat, et ce malgré de constants remaniements dans l’espoir de gagner en visibilité. La création d’España en Marcha pour les européennes de 2014[14], de Manos Limpias pour les dernières élections générales[15], ou aujourd’hui de la Federación Identitaria Española n’ont à ce jour donné aucun résultat.

Plataforma per Catalunya, éphémère succès de l’extrême droite en Catalogne

L’extrême droite a toutefois pu présenter un autre visage au niveau régional, notamment en Catalogne avec la percée de Plataforma per Catalunya (PxC) en novembre 2010. Ce parti islamophobe fut alors sur le point de faire son entrée au Parlement catalan en obtenant plus de 75 000 voix. Proche de la droite européenne radicale et populiste, le parti cherche à défendre l’identité catalane hispanique et s’oppose à l’immigration massive[16]. Il entretient aussi des liens étroits avec l’extrême droite espagnole traditionnelle dont sont directement issus plusieurs de ses membres, et défend comme elle les valeurs familiales traditionnelles. L’ex-président de PxC, Josep Anglada, a suscité la comparaison avec les dirigeants des mouvements d’extrême droite radicale et populiste d’Europe : homme charismatique au comportement excentrique et « politiquement incorrect », il n’est pas sans rappeler l’attitude d’un Jean-Marie Le Pen en France[17]. PxC possède d’ailleurs de solides appuis au niveau européen : le FPÖ et le Vlaams Belang flamand, notamment, lui apportèrent un important soutien économique et logistique lors de la campagne de 2010. En retour, ils furent les invités spéciaux du principal meeting de campagne de la formation.

Cette montée en puissance de PxC a pu faire croire que « l’heure du populisme »[18] était arrivée en Espagne. La formation a en effet fait preuve d’une réelle capacité d’organisation et a su élaborer une vraie stratégie politique et électorale en s’appuyant sur des personnalités locales. Refusant de se positionner à droite ou à gauche du panel politique, elle a notamment réussi à entraîner dans sa sphère des électeurs qui ne s’identifiaient pas jusqu’alors à l’extrême droite[19]. Ce succès, porté par les crispations grandissantes des populations locales vis-à-vis des populations immigrées —notamment musulmanes—, s’est toutefois vite tari face à la montée de Ciutadans sur la scène régionale. Ce parti a su capitaliser les crispations liées aux aspirations nationalistes catalanes et à l’usure des partis traditionnels, et c’est sur ces thématiques qu’il a ravi les tout récents électeurs de PxC : la dynamique politique espagnole répond à des dynamiques territoriales et identitaires propres, auxquelles l’axe xénophobe sur lequel tablait PxC se trouve subordonné. D’où l’apparition de cristallisations politiques proprement espagnoles, bien que les conditions qui se sont ailleurs avérées favorables à l’éclosion durable d’un parti d’extrême droite soient réunies.

La radicalisation religieuse, elle aussi en marge de la dynamique européenne

L’absence de parti d’extrême droite en Espagne trouve donc peut-être un élément de réponse dans l’attitude de la population face à la question migratoire. Contrairement à ce qui se produit dans la plupart des autres pays européens, ce sujet n’est pas prioritaire en Espagne[20]. En mars 2004, l’Espagne a pourtant connu, tout comme la Grande-Bretagne, la France ou encore la Belgique, un attentat orchestré par des cellules djihadistes – en l’occurrence d’Al-Qaeda – qui a fait 200 morts et plus de 1 800 blessés. Malgré tout, la menace terroriste ne figure pas vraiment parmi les préoccupa-tions de la société espagnole aujourd’hui[21]. De même, ce n’est pas le phénomène de radicalisation qui alimente le rejet de l’étranger en Espagne, mais plutôt le contexte de crise économique et de hausse du chômage, l’immigré étant accusé de prendre le travail des nationaux.

« Un rapport du Real Instituto Elcano fait état de la présence de 120 Espagnols en Syrie, ainsi que de la détention de 655 personnes environ pour des activités liées au terrorisme djihadiste depuis 2004 »

Cette situation s’inscrit à contre-courant d’une dynamique de radicalisation pourtant incontestée en Espagne : le pourcentage de détenus pour terrorisme djihadiste de nationalité espagnole est trois fois plus élevé depuis 2012 qu’entre 1996 et 2012. De même, un rapport du Real Instituto Elcano fait état de la présence de 120 Espagnols en Syrie, ainsi que de la détention de 655 personnes environ pour des activités liées au terrorisme djihadiste depuis 2004, dont 40 % étaient nées en Espagne. La radicalisation en Espagne marque ainsi, comme ailleurs en Europe, un tournant et s’ancre dans le tissu local[22].

Face à ce phénomène, le gouvernement espagnol agit en coopération avec les pays voisins : des ressources humaines et logistiques grandissantes sont allouées à la lutte contre le djihadisme et l’Espagne coopère intensément avec le Maroc[23] et la France, avec qui un dispositif commun de lutte contre le terrorisme et un système de partage de données ont été mis en place.


Notes :

[1] Taguieff, Pierre-André (2007) : «Interpretar la ola populista en la Europa contemporánea: entre resurgencia y emergencia», in Miguel Ángel SIMÓN (dir.), La extrema derecha en Europa desde 1945 a nuestos días, Tecnos, Madrid.

[2] On suivra ici l’analyse de Ferran Gallego dans «Nostalgia y modernización. La extrema derecha española entre la crisis final del franquismo y la consolidación de la democracia (1973-1986)», Ayer, no 71, 2008, p. 175-209. Il y défend la thèse selon laquelle le régime franquiste dans son intégralité, y compris sa version réformiste, doit être appréhendé comme d’extrême droite. L’extrême droite espagnole engloberait donc aussi les forces franquistes réformistes qui ne sont habituellement pas qualifiées comme telles.

[3] Ibid, p. 175-209.

[4] Ibid, p. 177.

[5] Montero, José Ramon (1987) : «Los fracasos políticos y electorales de la derecha española: Alianza Popular 1976-1986», Reis: Revista española de investigaciones sociológicas, ISSN 0210-5233, Nº 39, 1987, p. 10.

[6] Gallego, Ferran (2008) : “Nostalgia y modernización. La extrema derecha española entre la crisis final del franquismo y la consolidación de la democracia (1973-1986)”, Ayer, no 71, 2008, p. 177-191.

[7] Ibid, p. 206-208.

[8] Montero, p. 10-15.

[9] Aja, Eliseo ; Carbonell, Francesc ; Funes, Jaume ; Vila, Ignasi (2000): La inmigración extranjera en España, Los retos educativos, Colección Estudios Sociales, Núm.1-2000.

[10] Gallego, p. 194.

[11] Montero, p.26.

[12] Gallego, p. 194.

[13] D’après l’expression de Ferran Gallego, in Ibid.

[14] Quatre groupes d’extrême droite (Democracia Nacional, La Falange, Alianza Nacional et Nudo Patriota) se sont regroupés au sein de la plateforme España en Marcha.

[15] Accord entre Alternativa Española (AES) et Partido por la Libertad (PxL) afin de créer Manos Limpias (Mains propres).

[16] Casals Meseguer, Xavier (2009) : «La Plataforma per Catalunya: la eclosión de un nacional-populismo catalán (2003-2009)», Institut de Ciències Polítiques i Socials, Barcelona, 2009, p. 3.

[17] Erra, Miquel ; Serra, Joan (2008) : Tota la veritat sobre la Plataforma per Catalunya, Ara llibres, Badalona.

[18] Hernández-Carr, Aitor (2011) : «¿La hora del populismo? Elementos para comprender el «éxito» electoral de Plataforma per Catalunya», Revista de Estudios Políticos (nueva época), ISSN: 0048-7694, no 153, Madrid, juillet-septembre, p. 47-74.

[19] Ibid.

[20] Baromètre de janvier 2016, Centro de Investigaciones Sociológicas.

[21] Ibid.

[22] Reinares, Fernando et Garcia-Calvo, Carola : Terroristas, redes y organizaciones: facetas de la actual movilización yihadista en España, Real Instituto Elcano, Madrid, p. 6.

[23] Jeune Afrique (2015) : Le Maroc et l’Espagne démantèlent un réseau de recruteurs de l’État Islamique