Germany
Never Again? – Turbulences et radicalisation des discours en Allemagne
Par Pierre-Adrien Hanania et Henry Schmees

Dans le cadre d’un partenariat avec l’Association du Master Affaires Européennes à Sciences Po (AMAE)


La fiche

 

Radicalisation politique: Récente et forte | AfD (parti d’extrême-droite) et Pegida (mouvement islamophobe)
Radicalisation religieuse: Forte

Longtemps épargnée, l’Allemagne connaît aujourd’hui l’émergence rapide du populisme avec le livre “L’Allemagne disparaît” de Thilo Sarrazin, le mouvement contre l’islamisation Pegida et surtout la création du parti politique de l’AfD. Créé en 2013, son discours ciblait d’abord l’UE, avant que le parti opère une droitisation qui désigne les réfugiés et le musulman comme l’ennemi. Si l’AfD n’a été crédité que de 4,7% en 2013, son ascension est fulgurante avec des succès électoraux au Parlement européen et en régions (24% en Sachsen-Anhalt en 2016), à un an de l’élection générale. Plus radicalisé encore, le parti néo-nazi de la NPD souffre du succès de l’AfD mais a tout de même obtenu un siège au Parlement européen.

Parallèlement, tout en restant l’un des seuls pays de l’est européen à n’avoir connu aucun attentat terroriste djihadiste, l’Allemagne est touchée par la radicalisation religieuse. Les agressions de Cologne début 2016 alarment, tandis que les islamistes Pierre Vogel et Ibrahim Abou-Nagi sont à la pointe du salafisme allemand. Le Bundeskriminalamt fait lui état d’un home-grown jihadism, avec plus de 800 allemands partis faire le djihad en Syrie.

[État: 18.06.2016]

 


L’analyse

– Publié le 05.04.2016 –

En Allemagne plus qu’ailleurs, le retour d’une radicalisation inquiète. Celle-ci, politique d’une part avec l’AfD et Pegida, s’apparente à ce qui fait la recette d’un populisme porté par la redéfinition fantasmée du peuple au moyen de promesses démagogiques et de l’exclusion d’ennemis à abattre, ciblant l’establishment et les immigrés. En parallèle, la radicalisation religieuse fait son chemin dans le pays le plus peuplé d’Europe et laisse planer une menace terroriste sur le sol allemand, alimentée par un phénomène d’home-made jihadism que l’on observe dans maints autres pays.

Pegida, crise des réfugiés, agressions de Cologne: un contexte sous haute tension

La radicalisation, particulièrement en Allemagne à la lumière de son passé récent, s’avère être un terme prédisposé. Jusqu’à peu, le devoir de mémoire semblait se poser comme mur infranchissable pour toute forme de radicalisation institutionnalisée. Pourtant, récemment, plusieurs événements et facteurs inter connectés semblent fournir à la société les conditions pour une nouvelle dynamique dangereuse. La guerre civile en Syrie vient dans ce contexte s’ajouter à une liste de challenges pour la communauté européenne, avec un afflux de réfugiés jamais vu auparavant et qui constitue l’un des grands challenges depuis la seconde guerre mondiale. Ces défis viennent remettre en cause des valeurs tels la solidarité et le vivre-ensemble, aussi bien à l’échelle politique et sociétale.

En Allemagne, la récente création de mouvements d’extrême-droite comme celui des « Patriotes Européens contre l’islamisation de l’Occident » (Pegida)[1], à l’Est de l’Allemagne et des « Hooligans contre les Salafistes » (Hogesa) qui ont commencé à mobiliser des supporters non seulement contre la montée de l’islamisme radical mais aussi contre l’immigration en général. Le mouvement Pegida, dont l’écho a traversé l’Europe avec plus ou moins de succès, fut lancé par Lutz Bachman, connu pour avoir notamment été condamné pour seize vols ainsi que pour fuite et présence clandestine en Afrique du Sud sous une fausse identité à la suite de son procès. En 2008, après avoir purgé sa peine, il fut également arrêté en possession de 40 grammes de cocaïne. Il s’est fait aussi remarquer sur Twitter par son appel à fusiller Claudia « Fatima » Roth, femme politique, qu’il considère être une « écoterroriste ». Fin janvier 2015, une photo du compte Facebook de Lutz Bachmann datée de septembre 2014 le montre posant comme Adolf Hitler, la moustache et la mèche ajustée.

« Fin janvier 2015, une photo du compte Facebook de Lutz Bachmann, chef de Pegida, le montre posant comme Adolf Hitler, la moustache et la mèche ajustée »

Les attentats terroristes de Paris en novembre 2015 sont dans ce contexte venus mettre de l’huile sur le feu entretenu par ces mouvements, de même qu’en janvier 2016 avec l’annonce de centaines d’agressions sexuelles à Cologne durant la nuit du Nouvel An, perpétrés par des hommes d’apparence « nord-africaine et arabe »[2].

Ce contexte lourd semble aujourd’hui se muer en un renforcement, après de longues années sans une telle présence sur la scène politique allemande, de partis politiques d’extrême-droite.

L’AfD : de l’euroscepticisme au populisme d’extrême-droite

Au premier rang de ceux qui profitent de la remise en cause de la Willkommenskultur allemande se trouve l’ « Alternative für Deutschland » (AfD), créé en 2013 : Ce dernier a su jouer de cette unique opportunité pour instrumentaliser les événements récents afin de promouvoir la répulsion envers les réfugiés et les immigrés tout en alimentant l’animosité envers le gouvernement allemand. Si le soutien envers Angela Merkel au sein de la population reste considérable, des premiers signes de doutes apparaissent, remettant notamment en cause son leadership et sa politique d’immigration. Il s’agit là d’une dynamique décisive alors que le populisme prospère d’autant plus lorsque la place de leader est laissée vacante.

Depuis les événements récents, le soutien envers l’AfD a augmenté de 4 points, avec la consécration en mars aux élections régionales du Baden-Württemberg, de Sachsen-Anhalt et de Rheinland-Pfalz, lors desquelles le parti a obtenu respectivement 15,1%, 24,3% et 12,6%[3]. Jusqu’ici, la moyenne de ses scores aux régionales, soit 6 scrutins, était de 8%, tandis que le parti n’avait atteint que 7,1% aux élections européennes de 2014 et 4,1% aux élections nationales de 2013 – des scores qui étaient pourtant déjà une victoire relative pour ce jeune parti.

Fondé par le professeur en économie Bernd Lucke, l’AfD a été créé, comme son nom l’indique, avec l’intention de se poser comme une alternative à l’establishment europhile. Longtemps, le mouvement a été analysé comme un parti monothématique, avec un focus obsessionnel envers la critique de ces partis établis et la promotion d’une abolition de l’euro. Toutefois, la ligne politique de Bernd Lucke ne s’inscrit pas dans celle d’un populisme d’extrême droite xénophobe, mais plus dans la narrative populiste de l’exclusion d’un « autre » axée sur un critère économique plutôt qu’ethnique. À cet égard, l’on peut comparer l’AfD de Lucke au UKIP en Grande-Bretagne.

En fait, c’est précisément à la suite d’une lutte interne pour le pouvoir au sein du parti, perdue par Bernd Lucke au profit de Frauke Petry, que l’AfD s’est incontestablement radicalisé, à contre-courant des quêtes de respectabilités menées par le FN français ou les Sweden Democrats. Reconnaissant l’existence d’une base d’électeurs foncièrement raciste, avec notamment un certain nombre d’ex-militants de la NPD néonazie[4], Bernd Lucke a ainsi claqué la porte d’un parti qu’il qualifie aujourd’hui de « zombie »[5] de la politique allemande.

Pourtant, c’est depuis le début que le parti créait régulièrement la polémique avec des sorties hasardeuses et hautement incompatibles avec la ligne prônée par Lucke. Stefan Milkereit, alors membre du directoire du parti, avait notamment choqué avec un tweet critiquant le « gène multiculturel » qui « amène des mutations et une maladie qui n’était pas présentes au sein de la race pure »[6]. Les parallèles avec le parti néonazi de la NPD vont bien au-delà des coulisses et il n’est pas anodin que les deux partis utilisaient au quasi-mot près le même slogan sur l’une leurs affiches électorales[7]. Face à ce visage de l’AfD manifestement devenu trop important pour être assumé, plusieurs membres de l’AfD, souvent ex-membres du parti de la CDU/CSU, ont suivi Bernd Lucke et quitté un parti qu’ils avaient rejoint pour mettre fin au conservatisme des partis de l’establishment.

« L’une des affirmations récentes de Frauke Petry fut de proposer l’autorisation aux polices frontalières de pouvoir tirer en dernier recours sur les réfugiés essayant de pénétrer le territoire allemand illégalement »

Déjouant nombre de pronostics annonçant la disparition du parti, la dispute interne n’aura en fait pas affecté l’AfD en Allemagne et n’aura eu pour inconvénient de long terme que la perte de 5 des 7 sièges de parlementaires européens détenus par des pro-Lucke. Les deux autres ont d’ailleurs été poussés vers la sortie du groupe des European Conservatives and Reformists (ECR). Beatrix Van Storch a depuis rejoint le groupe dans lequel se trouve notamment le UKIP britannique, tandis que Michael Pretzell rejoint lui le groupe du Front National, parti avec lequel l’AfD affirmait pourtant ne pas vouloir collaborer.

C’est donc désormais Frauke Petry qui mène la barque et dont l’une des affirmations récentes fut de proposer l’autorisation aux polices frontalières de pouvoir tirer en dernier recours sur les réfugiés essayant de pénétrer le territoire allemand illégalement[8]. Petry se voit elle même plus à droite que Lucke et n’a pas d’état d’âmes à jouer la carte populiste en promouvant des idées qui mobilisent la frange d’extrême-droite néo-nazie. Il s’en suit notamment un monopole de l’AfD sur les thématiques autour de l’anti-immigration et la critique de l’islam. Lors de son dernier rassemblement, le parti a ainsi par exemple inscrit à son programme l’interdiction de minarets en Allemagne – une initiative que l’on connaît des partis de l’UDC en Suisse et du Vlaams Belang en Belgique. La dynamique actuelle alarme d’autant plus au vu d’un taux de participation à la hausse aux élections régionales de mars 2016, suggérant que l’AfD a réussi avec sa politique d’exclusion à attirer des ex-abstentionnistes. Ces dernières ont consacré la nouvelle dimension du parti et la force de frappe des opinions radicales telles quelles sont ancrées au sein de la société et dans le climat anxiogène actuel.

Ce contexte d’insécurité s’accompagne d’une réaffirmation par cet électorat d’un patriotisme allemand frustré d’être constamment rappelé à son abus et son devoir de mémoire. C’est là en effet ce qui caractérise la spécificité d’une Allemagne dans laquelle tout essai d’harmonisation des valeurs (voir le débat sur la Leitkultur) ou de mouvement patriote fait face à une hostilité empreinte de l’héritage du terrible passé allemand. Dans le cadre de ce patriotisme jugé bridé, l’AfD, qui appelle au courage de dire la vérité (« Mut zur Wahrheit ») mais aussi Pegida, qui scande être le peuple (« Wir sind das Volk »), viennent forcer les portes du passé.

À un an de l’élection générale de 2017 et au vu de la paralysie qui touche aujourd’hui les politiques européennes quant à la crise des réfugiés et la relance, l’AfD semble être en mesure de poursuivre son ancrage aux quatre coins de l’Allemagne. La lutte contre le terrorisme islamique, la relance économique européenne et la capacité d’Angela Merkel a faire face à l’usure du pouvoir, après trois mandats consécutifs, seront autant de variables qui affecteront profondément la force de frappe d’un parti dont la ligne programmatique ne se nourrit que d’anxiété et de réaffirmation d’un peuple qui n’existe que dans le fantasme de patriotes refoulés.

Islamisme Radical: Entre menace exogène et endogène

Paradoxalement, ce ne sont pas seulement les populistes d’extrême droite qui instrumentalisent le contexte actuel, mais, d’une manière différente, aussi les islamistes radicaux. L’on compte plusieurs prêcheurs de haine connus en Allemagne qui apprivoisent le domaine des médias avec succès pour aller à la rencontre interactive d’un pan tout aussi désillusionné de la population allemande.

« En défiant publiquement les règles démocratiques du pluralisme et de la tolérance, les islamistes Vogel et Abou-Nagi constituent une minorité dangereusement omniprésente sur le champ médiatique musulman allemand, alimentant par là même la rhétorique tout aussi minoritairement agressive des populistes. »

La radicalisation islamiste prend deux formes, sur une échelle endogène ainsi que sur une deuxième échelle exogène. Au sens endogène, et sous la protection de la liberté d’expression et de culte, plusieurs acteurs radicalisés tels Pierre Vogel et Ibrahim Abou-Nagi promeuvent un salafisme qui radicalise des individus tout en n’hésitant pas à remettre directement en cause la Constitution allemande et ses règles fondamentales. Vogel, par exemple, créait une polémique en 2011 lorsqu’il était communiqué qu’il préparait une prière pour les morts en l’hommage de Ben Laden[10]. Sa vision de la femme est elle aussi pour le moins problématique : « Est-ce que la femme doit faire tout ce que lui dit l’homme ? Nous disons que oui, sauf si l’homme ordonne quelque chose qui va à l’encontre de la Loi de Dieu »[11]. En défiant publiquement les règles démocratiques du pluralisme et de la tolérance, Vogel, Abou-Nagi et d’autres constituent une minorité dangereusement omniprésente sur le champ médiatique musulman allemand, alimentant par là même la rhétorique tout aussi minoritairement agressive des populistes.

Dans un sens exogène cette fois, et similairement à de très nombreux pays européens, le danger terroriste est en Allemagne pris très au sérieux par les autorités du pays. Au vu des événements de Paris et de Bruxelles, l’Allemagne s’interroge constamment sur sa propre exposition à ce type d’attaques, alors même qu’elle fait figure de rescapée jusqu’ici au sein d’une Europe de l’Ouest qui a vu nombre de ses voisins en être l’objet, de la France donc à la Belgique en passant par l’Espagne, le Danemark et le Royaume-Uni.

L’émergence d’un home-made terrorism?

L’actuel contexte de montée de l’État Islamique s’avère donc être une préoccupation majeure, d’autant plus que les dynamiques endogènes et exogènes semblent aujourd’hui faire l’objet d’une synergie. Selon un rapport du gouvernement, plus de 800 Allemands ont décidé d’aller faire le djihad en Syrie, laissant émerger un danger terroriste fait-maison.

« Une étude du  Bundeskriminalamt indique que 67% des radicalisés partis en Syrie sont nés en Allemagne »

Une étude du Bundeskriminalamt (BKA)[12] sur l’année 2015 indique que 67% des radicalisés partis en Syrie sont nés en Allemagne. Des personnes sur lesquelles le gouvernement possède des informations sur la scolarité, 36% ont l’équivalent du Baccalauréat (Abitur) tandis que seuls 8% n’ont pas de diplômes de fin d’études dans le secondaire (Volksschulabschluss ou Realschulabschluss). Des plus de 600 personnes étudiées par la BKA, 116 seraient converties. Enfin, deux tiers des radicalisés se seraient rendus coupables d’infractions à la loi avant leurs départs.

Il convient d’ailleurs de mentionner que 300 sont revenus – un phénomène que l’État allemand ne maîtrise manifestement pas totalement – la BKA admettant dans son rapport ne pas avoir la profondeur analytique nécessaire pour évaluer le danger que représente ce groupe des Rückkehrer. Jürgen Todenhofer[13], journaliste connu pour avoir voyagé au sein du territoire occupé par l’État Islamique où il en a interviewé des dirigeants, critique sévèrement l’État pour son absence d’initiatives liées au « home made terrorism » : Selon lui, il est beaucoup trop facile pour un Allemand de quitter le territoire pour partir faire le jihad syrien, tandis que le gouvernement n’a pas l’expertise et le réseau nécessaire pour combattre la propagande sur le terrain et internet, permettant ainsi à l’islamisme radical de trouver racines sur le sol allemand.

Dans la brèche d’un contexte mettant à rude épreuve économique et politique l’Allemagne, les mouvements et partis populistes comme l’AfD en profitent et exploitent la situation afin de faire un lien irresponsable et incendiaire entre la crise des réfugiés et les attaques terroristes islamistes. La balle, en Allemagne, est aujourd’hui toutefois encore dans le camp du gouvernement allemand et de sa capacité à reprendre le leadership sur la question afin de mettre un coup d’arrêt à cette spirale radicalisante. Néanmoins, le gouvernement et la scène politique se cantonnent jusqu’ici à l’exercice du diagnostic, qu’il s’agisse de la radicalisation politique ou religieuse. Il en ira de l’avenir du pays d’y mettre fin, et particulièrement en cette année de campagne électorale, avant que cette radicalisation politique et religieuse n’atteigne un stade d’état normalisé tel que c’est le cas en Belgique et en France.


Source:

[1] German: “Patriotische Europäer gegen die Islamisierung des Abendlandes”.

[2] Agarwala, Anant (2016): Kriminalität: Kölns schwerer Kampf gegen die “Nafri”-Kriminellen, sur: www.zeit.de.

[3] Oltermann, Philip (2016): German elections: setbacks for Merkel’s CDU as anti-refugee AfD makes big gains, sur www.theguardian.com.

[4] German: Nationaldemokratische Partei Deutschland, ultra right-wing populist.

[5] Sutthoff, Jan David (2015): Lucke: “Es würde mir Genugtuung bereiten, wenn die AfD in der Erfolgslosigkeit verschwindet”, sur: www.huffingtonpost.de.

[6] Henkenberens, Carolin (2013): Wie rechtspopulistisch sind die Euro-Gegner, sur www.tagesspiel.de.

[7] See « Wer hat’s gesagt: NPD oder AfD? (dbate.de) » sur www.youtube.com.

[8] Peterson, Tony (2016): Alternative for Germany: Party behind Germany’s ‘shoot at migrants’ politician is attracting unprecedented support, on www.independant.uk.

[10] Wirtschafts Woche (2011): Pierre Vogel: Islamisten dürfen in Frankfurt beten, sur www.wiwo.de.

[11] See “Pierre Vogel – Muss die Frau dem Ehemann gehorchen?” sur Youtube.

[12] Bundeskriminalamt (2015): Analyse der Radikalisierungshintergründe und -Verläufe der Personen, die aus islamistischer Motivation aus Deutschland in Richtung Syrien oder Irak ausgereist sind.

[13] Todenhofer, Jürgen (2015): « Nicht der Islam ist das Problem »: Todenhöfer rechnet mit Politik des Westens ab, on www.huffingtonpost.de.