Suisse
La démocratie directe : une maladie auto-immune?
Par Alexandre Dérobert | Suisse

Dans le cadre d’un partenariat avec l’Association du Master Affaires Européennes de Sciences Po Paris.

Pour saisir l’enjeu de la radicalisation en Suisse, un tour d’horizon chiffré permet de constater la spécificité d’une population dont la composition est atypique. La Suisse compte 24,3% d’étrangers résidant sur son territoire, du fait de l’absence de droit du sol et d’une politique de naturalisation très fermée. 20% des étrangers en Suisse y sont nés ; autrement dit ils n’ont jamais migré. 5% de la population résidente permanente est de confession musulmane, dont beaucoup sont originaires des Balkans et de Turquie et dont les communautés font l’objet de préjugés et de stigmatisations. Ensemble, elles composent 15% des étrangers. À titre de comparaison, les Allemands, les Français et les Portugais sont les trois autres diasporas majeures, chacune représentant environ 15% du total d’étrangers[1].

La radicalisation religieuses: des Suisses au djihad

Depuis les attentats de Paris, les autorités ont opéré un renforcement des effectifs du Service de Renseignement de la Confédération (SRC). Les contrôles aux frontières ont aussi été multipliés. La task force TETRA (TErrorist TRAvellers) est un groupe de travail inter-disciplinaire mis en place fin 2014 par le gouvernement. Dirigée par l’Office fédéral de la police, elle comprend également le SRC et d’autres corps policiers et judiciaires. Les buts de la task force sont d’empêcher des attentats terroristes en Suisse, et d’éviter que la Suisse ne serve de base arrière. Elle identifie les améliorations possibles dans la traque d’individus en voie de radicalisation, à travers deux rapports de 2015[2].

« Le rapport de la task force insiste sur le fait qu’internet est une source majeure de radicalisation en Suisse, et peut mener à l’action terroriste d’un ‘loup solitaire' »

L’intervention de la coalition en Syrie augmente le risque pour les pays européens, et pour la Suisse comme pays de transit des djihadistes sur le départ ou le retour. Trente cas de départ pour le djihad ont été dénombrés depuis 2001, et trente-cinq non confirmés, à comparer aux 3000 à 5000 cas recensés au niveau européen[3]. La Suisse est donc relativement peu touchée, même par comparaison avec des pays proches en population et en taille, telle la Finlande ou l’Autriche. Toutefois, une liste a fuité en février dernier, transmise par un ex-combattant de Daech. Elle a déjà livré quatre noms de combattants, et pourrait en révéler d’autres si elle est authentique.

Le rapport de la task force insiste sur le fait qu’internet est une source majeure de radicalisation en Suisse, et peut mener à l’action terroriste autonome d’un « loup solitaire ». Au vu de la difficulté des autorités à interdire l’accès ou la mise en ligne d’apologies du terrorisme, l’éducation et la sensibilisation des jeunes à l’usage des réseaux sociaux deviennent primordiales. Les associations musulmanes sont aussi appelées à jouer un rôle de prévention pour éviter que les jeunes ne cherchent leur interprétation des textes sur internet. À cet effet, Saint-Gall a mis en place une table ronde pour les religions qui crée des contacts entre les imams et les groupes musulmans. Dans ce même canton, sept imams ont suivi une formation complémentaire portant sur l’intégration, la vie en Suisse et la radicalisation. La contre-propagande, existant déjà en France, est un autre moyen envisagé par la task force. Les poursuites pénales étant inadéquates avant un départ vers la zone de conflit, par respect de la liberté d’opinion, les moyens à disposition sont limités et relèvent de la persuasion. La détection du retour repose largement sur le système de signalement Interpol, les données sur les passagers des vols internationaux et la surveillance de l’entourage du djihadiste. Des poursuites pénales peuvent être lancées et des programmes de déradicalisation sont mis en place.

Le populisme en Suisse

Le parti populiste UDC (SVP en allemand, « parti du peuple suisse ») est aujourd’hui la première force au Conseil National, chambre basse élue directement par le peuple. Il compte 68 sièges sur 200. Ce parti est bien plus faible au Conseil des États, chambre haute, signe que le vote UDC est inégalement réparti entre cantons. Le Conseil Fédéral est le pouvoir exécutif. C’est un gouvernement de forme collégiale, délibérant à huis clos, composé de sept conseillers issus des quatre principaux partis du parlement. Les dissensions internes ne sont pas rendues publiques : les membres du collège doivent paraître parler d’une seule voix dans les médias. Cette forme de l’exécutif présente un triple avantage : l’UDC ne peut se poser en victime mise à l’écart, puisqu’il est membre de l’exécutif, mais il est forcé au compromis par les autres forces politiques du collège, et ne peut critiquer publiquement la décision prise. Ce processus permet une pacification des relations inter-partisanes.

L’UDC choie son image de parti agrarien conservateur, aujourd’hui largement surfaite, héritée des partis qui lui ont donné naissance dans les années 70. Cette image permet à l’UDC de conserver les votes des régions rurales de Suisse alémanique, tout en esquivant les étiquettes gênantes de « populiste » ou « nationaliste ». Là où certaines définitions du populisme mettent en avant une volonté de rupture avec le système politique et les fondements démocratiques, l’UDC fait figure d’exception. Il ne formule pas de sévère critique contre le système institutionnel, puisque la démocratie directe est l’un de ses atouts les plus précieux. En revanche, le parti ne mâche pas ses mots contre le fonctionnement pratique du système, qui ne respecterait pas assez la volonté du peuple. L’UDC fait étalage d’une méfiance systématique contre l’étranger, et attise les craintes populaires d’ « Überfremdung » (invasion d’étrangers) et de « Sozialschmarotzer » (parasites du système social). Ce dernier point, grand classique du registre populiste, méconnaît la perception de l’aide sociale par ses bénéficiaires, généralement sujet de honte. En outre, la complexité même du système d’aide supposerait des fraudeurs experts et stratèges, hautement improbables[4]. Les étrangers sont aussi régulièrement présentés comme deux fois plus criminels que les Suisses, chiffres à l’appui. À y regarder plus près, on ne peut comparer ces chiffres aux 25% de résidents étrangers qu’après en avoir exclu les criminels étrangers non-résidents – demandeurs d’asile et étrangers de passage. Une fois cette opération effectuée, on constate que les 25% d’étrangers résidant en Suisse sont responsables de quelques 29% des infractions au code pénal[5]. Ces 4% de différence sont explicables par des facteurs comme le milieu social, le niveau de formation, et la difficulté à s’intégrer.

Il faut enfin rappeler la diversité des électeurs UDC caractérisé par un grand écart entre différents âges, milieux sociaux – dont résulte des fractures internes. C’est ainsi qu’une tenante de l’aile modérée de l’UDC, Eveline Widmer-Schlumpf, est élue au gouvernement en 2007, évinçant le leader charismatique Christophe Blocher. On lui fait le reproche qu’elle aurait profité des querelles intestines de l’UDC et aurait négocié avec d’autres partis. Cette manœuvre, estimée déloyale par le parti, aura raison d’elle avec son éviction. De telles scissions apparaissent aussi dans des branches cantonales : C. Meissner, vice-présidente de l’UDC-Genève, en est exclue pour avoir été élue sans l’assentiment du parti. Ces exemples illustrent qu’un parti d’extrême droite ne peut enfler indéfiniment sur la scène politique, car des courants internes contradictoires finissent alors par le fragiliser.

Au-delà de l’UDC, il existe bien des groupuscules d’extrême droite, marginaux et assez désorganisés (conspirationnistes, néonazi, négationnistes, skinheads) mais très peu de partis à proprement parler. Cela tient sans doute au fait que leur base électorale souffrirait de la concurrence de l’UDC. L’éloge de Blocher à un ouvrage écrit par un négationniste[6], ou encore la condamnation pour discrimination raciale de M. Baltisser et S. Bär sont autant d’indices que l’UDC entretient des liens avec ces groupes.

La démocratie directe, aubaine pour l’UDC et levier de radicalisation?

La Suisse a une forte tradition de démocratie directe. Toute initiative populaire pour modifier la constitution qui parvient à rassembler 100 000 signatures dans un délai de 18 mois doit être soumise au vote du peuple. Si ce vote est favorable, au niveau suisse et dans 12 cantons minimum, alors le parlement doit modifier la Constitution comme le prévoit l’initiative. Un mécanisme similaire existe pour demander un référendum sur une loi, un arrêté ou un traité qui vient d’être adopté. Ces instruments revêtent une grande valeur pour les associations de protection de l’environnement, par exemple, mais ils sont aussi très utiles à l’UDC pour jouer la carte du repli identitaire face aux étrangers. Le risque principal est lié à une participation moyenne très faible, de l’ordre de 44%. Cet abstentionnisme, conjugué à la présence médiatique de l’UDC, se traduit par des scores parfois surprenants en faveur d’initiatives xénophobes. Les exemples qui suivent illustrent ce phénomène.

« L’UDC persiste dans son discours xénophobe qui fait recette, imprimant massivement ses affiches où le drapeau suisse est sauvagement piétiné par des hordes d’immigrés tout en noir »

L’initiative contre la construction de minarets est approuvée en 2009 par le peuple (58%) et les populations cantonales (22.5 sur 26). Les traditions helvètes sont présentées comme mises en danger par les musulmans : la Suisse ne compte que quatre minarets, mais l’affiche de l’UDC représente un drapeau suisse envahi par une armée de minarets noirs et menaçants… Cette affiche est alors interdite dans certaines villes, comme Lausanne, mais autorisée dans d’autres, tels Genève, Bale, ou Fribourg. Il fut reproché aux partis opposés à l’initiative leur déficit de communication, et le manque de moyens consentis par le secteur privé. Quant à l’initiative contre l’immigration de masse, elle est acceptée en 2014 par les populations cantonales (19.5 sur 23), et le peuple à 50,3%. Les reproches s’adressent alors surtout aux autorités fédérales, accusées de ne pas avoir pris la mesure de la menace et d’avoir négligé la campagne pour le « non ». L’UDC, quant à elle, persiste dans son discours xénophobe qui fait recette, imprimant massivement ses affiches où le drapeau suisse est sauvagement piétiné par des hordes d’immigrés tout en noir. Autre fait notable, la fracture linguistique du vote, romand (42%), alémanique (51%), et tessinois (68%), que l’on retrouve dans bon nombre de votations.

Dans un pays où la démocratie directe est aussi centrale, on aurait pu, avec les attentats à Paris, craindre un déferlement d’initiatives populaires xénophobes ou racistes. Rien de ce que l’on observe ne prend de telles proportions. L’UDC poursuit toutefois avec constance son travail de dénigrement des minorités et des étrangers, confortée en cela par la crise des migrants. Une initiative “Oui à l’interdiction de se dissimuler le visage” a vu le jour depuis les attentats du XIème. Un référendum du même goût a été lancé par l’UDC contre la réforme de la loi sur l’asile, laquelle prévoit une assistance juridique gratuite aux requérants. Ces deux textes n’en sont qu’à la phase de récolte de signatures.

La naturalisation est un autre domaine dans lequel la démocratie directe provoque un repli identitaire. L’introduction de la naturalisation facilitée pour les étrangers de deuxième génération a ainsi été refusée trois fois en votation (1984, 1992, 2004). La citoyenneté en Suisse est organisée sur trois niveaux, communal, cantonal et fédéral, et la naturalisation suit une logique identique. Néanmoins il n’y a que peu de règles fédérales sur le sujet, ce qui laisse une grande marge de manœuvre aux cantons et communes pour définir leurs propres procédures. Certaines villes décident de l’acceptation des naturalisations par vote du peuple à bulletin secret. Cela ôte aux votants tout scrupule à se montrer arbitraire puisqu’aucune justification n’est nécessaire. La décision ne met pas en jeu la responsabilité des décideurs, qui ne peuvent être poursuivis devant la justice. On comprend que ce mode de décision provoque immanquablement un taux élevé de rejet des naturalisations. Malgré un arrêt de la Cour fédérale, ce mode de décision a été réhabilité en 2005 par une initiative de l’UDC[7].

Au fond, la question est la suivante : jusqu’où la démocratie doit-elle faire montre de tolérance envers des groupes politiques qui prétendent limiter les droits fondamentaux des minorités ?


Références :

Diavolo et al, 2015, Rapport de recherche, Arrière plan de la radicalisation jihadiste en suisse, Université des sciences appliquées de Zurich

Hebling, 2009, dans Niggli, Right wing extremism in Switzerland, Nomos, Baden-Baden

Tribune de Genève, consulté le 19 mars 2016.

JP Tabin, 2009, dans Suisse, à droite sans limite ?, éditions de l’Aire.

Office fédéral de la Statistique Suisse, consulté le 19 mars 2016.

Task force TETRA, 2015, Rapport Lutte contre le Terrorisme Djihadiste en Suisse
Swissinfo, consulté le 19 mars 2016.

Notes :

[1] Source Office Fédéral Statistique.

[2] Rapport de février 2015 de la Task Force TETRA

[3] Source Europol

[4] Tabin, 2009, Suisse, à droite sans limite ? , dans Masnata et al.

[5] Source Office Fédéral de la Statistique, 2015.

[6] Cet éloge visait Jürgen Graf, 1997, Du déclin de la liberté Suisse

[7] Hebling, dans Niggli, 2009, Right-wing extremism in Switzerland.